Quel est le rapport de la musique au corps ? C’est un peu la réflexion que je me suis faite quand j’ai vu le formidable spectacle Room with a view de Rone et (LA)HORDE né en mars 2020 sous l’impulsion du Théâtre du Châtelet.

L’album Room with a view de Rone, musicien électro français, est une œuvre incisive et riche qui qui interroge sur la société moderne et ses modes de consommation. L’album est particulièrement mélodique, voire thérapeutique tant il nous envoie dans un état de conscience modifié, dans une sorte de transe hypnotique. C’est un album que j’ai aimé.

Une version collaborative sobrement nommée Rone & Friends vient d’ailleurs de sortir, avec invitation d’autres artistes venus poser leurs voix sur les rythmes lancinants ou syncopés de Rone.
Le concert événement, enregistré dans le Théâtre du Châtelet vide, relatif à la sortie de l’album est disponible sur Arte TV. Ne passez pas à côté du morceau Et le jour commence feat Jehnny Beth.

Donc oui, j’aime bien ce que fait Rone dans la mouvance des artistes électro français actuels talentueux, comme Thylacine ou Fakear. Mais alors rien ne m’avait préparée à ce que j’ai pu ressentir quand j’ai vu la chorégraphie de (LA)HORDE qui l’accompagne.

(LA)HORDE c’est un collectif de trois artistes qui sont à la direction du Ballet National de Marseille. En marge de la culture majoritaire, « (LA)HORDE interroge la portée politique de la danse et cartographie les formes chorégraphiques de soulèvement populaire, qu’elles soient massives ou isolées, des raves aux danses traditionnelles en passant par le jumpstyle. »

Dans un décor représentant une carrière de marbre qui s’effondre peu à peu, la collapsologie de l’ensemble se confronte à la puissance des danseurs qui dans leurs mouvements spontanés, désordonnés, donnent toute la dimension d’une génération confrontée impuissante au désastre imminent.
Les corps s’enlacent autant qu’ils se repoussent, les beats électro scandent cette marche forcée vers l’effondrement, il n’y pas d’autre choix que de suivre la musique, de poursuivre le chemin vers une perspective inéluctable. Et pourtant…
Et pourtant, de la colère il en ressort quelque chose, peu à peu, ça n’est plus qu’un simple exutoire salvateur mais la volonté de partir vers autre chose.

La musique et la danse, ensemble, tellement imbriquées qu’on ne peut même plus les imaginer l’une sans l’autre et que les images du spectacle viennent vous hanter encore longtemps quand vous écoutez l’album seul. Et c’est bien là le tour de force, arriver à transcender une musique par un autre art. Les notes impalpables pour le commun des mortels prennent vie sculptées par les danseurs.

Rone tout d’abord hors de la troupe se retrouve peu à peu au centre du ballet, maître d’œuvre aux platines entraînant à sa suite son armée des ombres.
Vous connaissez la légende allemande transformée en conte par les frères Grimm, Der Rattenfänger von Hameln  ? C’est un peu la même histoire ici, Rone devient le joueur de flûte. Les danseurs, les enfants qui, à sa suite, s’en vont vers leur destin commun. La musique qui guide le peuple, mais vers où ? Ça c’est à nous d’en décider en gardant à l’esprit que l’issue est possiblement fatale.
L’ensemble du spectacle n’est qu’énergie pure et un peu désespérée il faut le dire ; jusqu’au tableau final où les danseurs reprenant les bpm de Rone en tapant sur leurs poitrines, se retrouvent immobiles face au public en les fixant droit dans les yeux. Avec une interrogation en filigrane, et vous que faites vous ?

Tout ça pour vous dire que, oui la musique peut s’écouter juste comme ça en faisant autre chose. Mais que la musique, surtout,  doit tendre à avoir une fonction, ne pas être déconnecter de la réalité mais sans inspirer suffisamment pour vous la balancer froidement au visage ou bien pour l’adoucir.

Que la musique est faite pour être ressentie, pas seulement par l’intellect qui nous emprisonne souvent mais aussi par le corps, par des battements de vie. C’est ça qui m’a frappée quand j’ai vu le spectacle Room with a view, il serait moins bien sans la musique, il serait moins bien sans la danse. Mais surtout il ne serait absolument pas aussi fascinant sans cet équilibre précaire instauré entre les deux arts, tout le spectacle bascule entre l’un et l’autre en permanence, entre la violence et la douceur, le désespoir et la pulsion de vie, comme un écho au monde qui nous entoure.

Le spectacle dans son entièreté est disponible gratuitement sur France.TV. Vous pouvez également en voir en extrait depuis Arte.TV :

Room with a view de Rone et (LA)HORDE est probablement une des plus belle chose que j’ai pu, non pas voir ni écouter, mais ressentir depuis un bon moment.