Composé à partir du motif des nuages, le dernier album du contrebassiste Mauro Gargano confinerait presque au traité philosophique ou à la leçon de choses. Rien que ses deux premiers titres, « Che cosa sono le nuvole » et « Nuvole » (qui évoquent immanquablement le titre récent et sobre de son compatriote Ludovico Einaudi, « Nuvole bianche ») ressemblent à des transcriptions musicales d’un livre de Bachelard. Dans « L’Air et les songes », le philosophe parle d’ailleurs de « la puissance formelle de l’amorphe que l’on sent en action dans la « rêverie des nuages» . Plus loin, Bachelard évoque Supervielle qui disait savoir « ce qui se passe derrière l’immobilité » lorsqu’il contemplait « le lent mouvement des nuages ». Autant de phrases poétiques qui semblent faites pour décrire l’impression produite par « Nuages », album où les sonorités cotonneuses et ouatées se déploient avec grâce et semblent lever le voile sur l’activité de ces mystérieuses entités condensées. Le quartet transalpin composé, outre le compositeur-contrebassiste, de Matteo Pastorino à la clarinette, du grand Giovanni Ceccarelli au piano et de Patrick Goraguer à la batterie, livre plusieurs compositions en apesanteur qui font immédiatement image. Ce jazz cool contemplatif fait entendre avec une infinie délicatesse le contrepoint entre le statisme et le mouvement infinitésimal des nuages en tirant partie des sensibilités sonores de chaque instrument.

Pour composer cette rêverie atmosphérique, Mauro Gargano s’est nourri d’un faisceau d’influences très variées, de la musique de Nino Rota et d’Ennio Morricone desquels il a hérité un certain sens de l’ampleur narrative et une nostalgie entraînante, à Django Reinhardt dont il revisite de manière conceptuelle, aventureuse et comme à froid, le morceau bien connu « Nuages », en passant par le jazz de Duke Ellington, John Coltrane, Jan Garbarek, Keith Jarrett. Ce jazz d’emblée classique, sans afféteries sonores, presque transcendantal dans la façon dont il semble transposer de manière sonore l’essence du nuage, doit en effet beaucoup au génial improvisateur du Köln Concert. Le minimalisme, la musique baroque napolitaine, le folklore musical des Pouilles, région natale de Mauro Gargano, viennent compléter le kaléidoscope musical de références de cet album protéiforme, qui compte aussi quelques morceaux post-bop trépidants tels Danza della serra, sorte de fièvre du samedi soir qui commence langoureusement à la clarinette et au piano pour s’emballer ensuite dans un duo endiablé de batterie et de contrebasse.

Mais la source première d’inspiration de « Nuages » est la figure tutélaire de Pier Paolo Pasolini qui accompagne Gargano depuis qu’en 1982, alors enfant, il découvrit le film « Capriccio all’Italiana » (1968). Un des épisodes écrit et mis en scène par Pasolini l’a durablement marqué, « Che cosa sono le Nuvole ? » (Que sont les nuages ?), qui donne son titre à la composition la plus énigmatique de l’album. Porté par des acteurs comiques (Toto), cet opus pasolinien est bercé par la chanson de Domenico Modugno dont les paroles n’ont cessé d’intriguer le compositeur : « E tutto il mio folle amore le soffia il cielo… » (« Et tout mon amour fou est soufflé par le vent »). L’épilogue énigmatique qui conclut l’épisode en laissant la parole aux héros de Shakespeare, Iago et Othello, qui, en contemplant les nuages et en s’interrogeant sur eux sont saisis par la révélation foudroyante de la beauté du monde, a sans doute aussi été la matrice littéraire et cinématographique de cet album méditatif et comme suspendu.  « L’isola d’Arturo », référence au roman d’Elsa Morante, beau morceau d’équilibriste où chaque instrument semble évoluer avec aisance sur une ligne de crête, est encore une preuve que « Nuages » se place sous le patronage vivifiant de la littérature italienne.

Pour en revenir à Pasolini, l’inspirateur principal de « Nuages » et peut-être, pour une part, de la vocation artistique de Gargano il est d’ailleurs le dédicataire d’une des plus belles compositions de l’album, sobrement intitulée « Pasolini ». Un morceau douloureux et inspiré éclatant dans un free jazz débridé comme pour restituer le destin grandiose, mouvementé et la fin funeste et énigmatique du poète-cinéaste. Peut-être l’auteur des « Sonnets » parvient-il à entendre « par-delà les nuages », pour reprendre le beau titre du film d’Antonioni, ce jazz inspiré et transcendant, représentant délicat et novateur de l’héritage artistique (italien et mondial) éclectique qu’il convoque.