Pour qui connaît Tarbes, dont l’auteur de ces lignes qui, originaire des Hautes-Pyrénées, y a passé son bac il y a quelques années déjà, le titre laconique du nouvel album de La Féline, « Tarbes », ne peut manquer de susciter la curiosité. Qu’est-ce qui dans la préfecture des Hautes-Pyrénées, ville militaire grisâtre faisant partie du triste contingent des villes moyennes déclassées, pouvait bien intéresser La Féline alias Agnès Gayraud, chanteuse à l’électro pop sophistiquée et distanciée ? La réponse est simple : il s’agit de sa ville d’origine. A l’orée de son quatrième album, la Féline a succombé à la tentation du « going back home » qui habite les chanteurs country, comme elle le théorisait dans son livre-somme érudit, largement influencé par Adorno, « Dialectique de la pop » aux éditions La Découverte.

Agnès Gayraud n’est pas la seule à venir chercher l’inspiration du côté des « territoires » comme aurait dit Jean Castex, autre Occitanien étant « monté » à Paris : Benjamin Biolay a livré un dernier album, « Saint-Clair », en forme de retour aux sources et d’ode à la ville de Sète, son port d’attache et son lieu de retraite. Aucune nostalgie ni idéalisation d’un Éden préservé, bien au contraire, dans « Tarbes », objet sonore bigarré qui tient tout autant du constat sociologique, d’une topographie tour à tour réaliste et romanesque de la ville, de l’album de photos que l’on feuillette languissamment, du teen-movie cotonneux que de l’autobiographie fantasmatique.

Ce quatrième disque, pensé pendant le confinement, période propice à l’introspection, fait suite aux envolées cosmiques et métaphysiques de « Vie future » (2019). Dimension existentielle dont « Tarbes » est loin d’être exempt, évoquant de loin en loin toute une littérature de « transfuges de classe », comme la prix Nobel de Littérature Annie Ernaux, Edouard Louis ou encore Didier Eribon et son « Retour à Reims » auquel le premier morceau de l’album « Tarbes (retourner à) » semble faire écho. « Je sais que je partirai un jour / De Tarbes » énonce cette Rastignac brune qui évoque une « admiration totale » pour quelqu’un qui venait « de la capitale ». Mais rien n’est de l’ordre de l’évocation des rapports de classe ou de la scission sans retour avec le milieu d’origine dans cet album impressionniste, qui pourrait s’appeler « Impressions Tarbes dormant », pour reprendre le titre du tableau de Monet. Étrange mélange de minimalisme (un petit orgue suffit à créer l’atmosphère d’un retour au bercail dans la chanson qui ouvre l’album), de sophistication élégante (la belle mélopée électro folk « Va pas sur les quais de l’Adour » ; l’accordéon impromptu de « Solazur »), de légère nostalgie disco (« Dancing ») et d’ampleur chorale (les jeunes voix de l’Art Choral du conservatoire Henri-Duparc de Tarbes se font entendre sur quelques morceaux, notamment sur « Tarbes », dans une forme de facétieux chant des sirènes qui rappelle l’existence de sa ville natale à une Féline tout à son odyssée parisienne ou lyonnaise), « Tarbes » fait montre d’une richesse et d’une variété sonore qui font écho à l’ambivalence des sentiments qui assaillent la très urbaine Agnès Gayraud de retour dans la « ville-cimetière » où « on dirait que tout est figé ».

A la faveur d’un petit orgue, d’une boîte à rythmes, d’une guitare et d’une basse, La Féline crée une sorte de délicieux engourdissement sonore qu’elle couve de sa voix mélodieuse et délicate (elle déteste qu’on parle de sa « voix blanche »), métamorphosée à l’auto tune le temps d’un moment planant et rêveur (« Je dansais allongée ») mais délaissant sur la plupart des morceaux toute afféterie pour adopter un chant égal et plan comme une voix de narrateur cherchant à nous embarquer dans ses récits et déambulations imagées, laissant à la sophistication de la musique et au dispositif choral le soin de créer l’essentiel du décor tarbais et des mythologies de la ville (ainsi de « Place de Verdun » ou de la chanson sur Jeanne d’Albret, protestante qui fit brûler des catholiques tarbais).

Une électro pop ouatée au diapason de la ville endormie dont elle chante « le charme subtil », qualificatif qui sied bien à ce superbe album feutré qui oscille entre titres évidents, littéraux (« Tout doit disparaître », « Va pas sur les quais de L’Adour », « Place de Verdun ») ou régionalistes (« Fum », d’après un poème en langue d’oc de Louisa Paulin) et morceaux plus énigmatiques qui filent volontiers la métaphore « féline », comme « La Panthère des Pyrénées », le morceau le plus long et le plus évanescent de l’album. Une magnétique ballade en forme de fantasmagorie glacée et métaphysique qui évoque de manière paisible et douce l’idée de la finitude et du retour au lieu natal.

C’est de toute manière une forme de quiétude liée au lieu retrouvé qui sourd de cet album intimiste (« Mais moi je t’aime t’aime t’aime comme tu es » chante la Féline à sa ville d’origine), dont la musicalité chaloupée communique un vague à l’âme planant qui invite à « danser allongé », pratique singulière qui fait l’objet d’un morceau disco en lévitation. Théoricienne de la pop, musicienne et inventeuse de la danse horizontale, la Féline a décidément plus d’une corde à son arc !